Le crabe, la banane et le charançon

Publié le par constance

 

C'est l’ennemi juré des bananiers. Le charançon noir, petit insecte vorace, pond ses œufs dans le bulbe de la plante, où ses larves creusent des galeries, provoquant des dégâts considérables. En Martinique et en Guadeloupe, où les bananeraies jouent un rôle essentiel dans l’économie, le charançon représente un véritable fléau. Pourtant en 1972, la France croit trouver la solution. Le chlordécone, un produit créé à l’origine par l’armée américaine pour désinfecter l’eau et qui se révèle être un insecticide très efficace. Pendant plusieurs décennies, il est déversé massivement sur les plantations pour éradiquer l’insecte nuisible.

Mais des études faites aux Etats-Unis mettent rapidement en évidence la haute toxicité du produit, et le gouvernement américain l’interdit en 1978. En France, deux rapports confirment les dangers du chlordécone en 1977 et 1980. La substance se dégrade très difficilement et a tendance à s’accumuler dans les sols et les graisses. Malgré tout, notre pays continue à importer l’insecticide jusqu’en 1993, date de son interdiction.


La découverte du désastre environnemental et sanitaire n’a lieu que bien des années plus tard. Le résultat est catastrophique : 40 % des sols et la presque totalité des nappes phréatiques sont contaminées en Martinique. Les scientifiques pensent qu’il faudra environ un siècle pour voir disparaître la moitié du chlordécone de l’environnement. Le produit toxique a infecté les légumes, les animaux qui les consomment et les habitants, tout au bout de la chaîne alimentaire. Les conséquences sur l’homme sont encore incertaines, mais le nombre de cancer du sein et de la prostate, d’infertilités et de malformations est particulièrement élevé dans ces îles, même si aucun lien n’a encore été établi avec la pollution. Une enquête officielle a enfin été ouverte l’an dernier.


L’affaire du chlordécone est loin d’être unique en son genre. Aujourd’hui les pesticides, les produits chimiques, la combustion des produits fossiles contaminent tout ce que nous mangeons, buvons et respirons. Même le lait maternel est désormais pollué à la dioxine. Le constat est inquiétant : l’homme, en dégradant l’environnement dans lequel il évolue, est responsable de la plupart des maux contemporains.

 

 

La maladie la plus significative de cet état, c’est bien sûr le cancer. Le professeur Dominique Belpomme, cancérologue renommé, a participé à la mise en place du Plan Cancer en 2003, lorsque le président Chirac a décidé de faire de la lutte contre cette pathologie une priorité de son mandat. Le médecin constate qu’après la Seconde Guerre mondiale, 70 000 personnes mouraient du cancer chaque année en France. Aujourd’hui, malgré les progrès de la médecine, elles sont environ 150 000, et le nombre de malades ne cesse de croître.


Mais les médecins, au lieu de s’intéresser aux causes de la maladie, restent le plus souvent dans une optique curative. « C’est une longue tradition qui remonte à l’Antiquité de rechercher les causes d’une maladie dans le corps, et non dans l’environnement », regrette le cancérologue.

 

Au cours de ses recherches, il a pu constater que ce qui favorise le cancer, comme d’ailleurs la plupart des maladies actuelles, ce n’est pas une exposition unique à une très forte dose de produits toxiques, mais la répétition de l’exposition, même à une faible dose, sur une longue durée. Dans ce cas, les seuils limites de produits toxiques imposés par la loi dans l’eau, l’air ou l’alimentation ne protègent absolument pas le consommateur. Au contraire, ils lui en donnent uniquement l’illusion. Dominique Belpomme a lui-même écrit plusieurs livres pour alerter sur les dangers de la dégradation de l’environnement et l’absence de réactivité de la société.

 

L’immobilisme a déjà entraîné de graves désastres sanitaires. Lorsqu’on pense aux maladies liées à l’environnement, on pense forcément à la catastrophe de l’amiante. Cette fibre végétale naturelle a été utilisée pendant plus d’un siècle dans le bâtiment pour ses propriétés d’isolation et de résistance à la chaleur. Dès 1962, une recommandation européenne évoquait les risques de cancer dus à l’amiante, mais les pouvoirs publics ont fait la sourde oreille, les maladies ne se déclarant que vingt à quarante ans après le début de l’exposition. Bilan : 2 000 à 3 000 décès et près de 6 000 nouveaux cas chaque année. Interdit en France depuis dix ans, l’amiante pollue encore des dizaines de millions de mètres carrés de matériaux.


Moins graves que l’amiante mais tout aussi révélateurs de la dégradation de la planète, l’asthme et les allergies, dont le nombre de cas a doublé en une vingtaine d’années. Une augmentation en partie liée à l’environnement, selon le professeur Daniel Vervloet, président de l’association Asthme et Allergies. S’il reconnaît « une résultante génétique », il souligne la part de « l’environnement respiré, mais aussi de ce qu’on mange, des médicaments »… L’allergologue propose « l’hypothèse hygiéniste » pour expliquer la forte croissance des allergies : dès la naissance, l’enfant est confronté à un monde « aseptisé, pasteurisé ». Son « système immunitaire répond donc de plus en plus facilement aux allergies », il est plus sensible que celui qui vit « au contact du purin ».


25 % de la population souffre aujourd’hui d’une allergie respiratoire et de nombreux facteurs aggravent cette pathologie dans la vie quotidienne, aussi bien en extérieur qu’en intérieur. Les particules diesel et les oxydes d’azote rejetés par les voitures en sont un exemple. Les longues heures passées chaque jour dans des lieux confinés et pollués en sont d’autres. Le changement climatique est aussi pointé du doigt. « Les périodes de pollinisation commencent plus tôt, durent plus longtemps, et les grains de pollen sont plus allergisants. »

 

 

 

Outre la modification de phénomènes naturels, il faut surtout surveiller ce qui est créé de toutes pièces par l’homme, et l’incertitude qui l’accompagne. En effet, la plupart des innovations comportent une part de risque dont les conséquences, bien souvent néfastes, ne peuvent être observées qu’à long terme.

Ne faudrait-il pas dans ces cas-là appliquer le principe de précaution ? En pratique, ce n’est jamais le cas. Au nom des intérêts économiques et politiques, les gouvernements laissent faire.


Dans le cas des téléphones portables par exemple, de nombreuses associations dénoncent le danger des champs électromagnétiques produits par les antennes relais et les téléphones eux-mêmes. Selon Marc Cendrier, chargé de l’information scientifique à l’association Robin des Toits, les scientifiques fixent à 0,6Volts/mètres le seuil d’exposition compatible avec le respect de la santé publique. « Les opérateurs ont des comportements de grands féodaux, ils considèrent que la réglementation ne s’applique pas à eux. Le refus de baisser l’intensité des champs électromagnétiques, c’est une question d’argent. Maintenir le niveau en dessous de 0,6V/m, ça nécessite des appareils plus précis et du personnel plus qualifié. » Marc Cendrier accuse aussi les entreprises de payer régulièrement des experts pour obtenir des études qui nient les dangers du portable au niveau sanitaire.


Ce discours catastrophiste est néanmoins modéré par Olivier Merckel, chef de projet scientifique à l’AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail). « Aujourd’hui, nous n’avons aucune preuve de la nocivité du portable. Mais par précaution, nous recommandons à chacun de limiter son exposition. » La difficulté est de prévoir les effets à très long terme du téléphone portable sur la santé. Pour le scientifique, le chiffre de 0,6V/m sort « de nulle part », et le champ électromagnétique maximum recommandé pour une antenne relais est de 41V/m, très nettement au-dessus.


Les associations ont quand même réussi à convaincre un élu en France. Informé des dangers des champs électromagnétiques, le maire de Pantin (Seine-Saint-Denis) a demandé aux trois opérateurs de s’engager à respecter un seuil maximal de 0,6V/m. Devant leur refus, il a tout simplement résilié les contrats d’installation des antennes relais dans la ville.

 

 

Mais si certains dangers ne sont encore qu’hypothétiques, d’autres sont déjà bien réels. Selon le professeur Belpomme, l’humanité pourrait bientôt se trouver dépassée par ces maladies nouvelles, et de plus en plus difficiles, voire impossibles à guérir. « Ces pathologies ont des modèles excessivement durs. Le cancer, ce sont des centaines, voire des milliers de gènes qui sont atteints. Nous nous trouvons actuellement devant une impasse thérapeutique, car la médecine a ses limites. » Si l’humanité ne réagit pas très rapidement, elle pourrait provoquer sa propre extinction dans les siècles à venir.


Cette vision très pessimiste n’est pas partagée par tout le monde. L’académicien Michel Serres, professeur d’histoire des sciences à l’université de Stanford, soutient une autre théorie, celle de l’exo-darwinisme, qui voit le progrès sous un jour beaucoup plus positif. Celle-ci soutient que l’homme serait capable d’infléchir sa propre évolution grâce à des outils technologiques. L’environnement se dégrade jusqu’à n’être plus vivable ? Qu’à cela ne tienne, l’homme peut se recréer un environnement totalement artificiel, et n’est donc pas près de disparaître. Les hommes vivront-ils bien au chaud dans une bulle d’air pur en l’an 3000 ? Cela ressemble plus à un film de science-fiction, mais la science-fiction peut parfois devenir réalité…


Le professeur Belpomme, pour sa part, dénonce « une invention complète ». « Michel Serres remet en question les lois de la nature. En biologie, toute transgression des lois est un crime ou un suicide. Les activités technologiques de l’homme (…) ne pourront conduire qu’au résultat inverse, c’est-à-dire la disparition prématurée de l’espèce humaine, s’il n’y est mis une certaine limite ou si ces activités ne se font pas le plus possible en harmonie étroite avec la nature. »*


Pourrons-nous alors survivre à notre hybris démesuré ? Oui, confirme Dominique Belpomme, « à condition que les phénomènes ne soient pas encore irréversibles ». L’homme pourrait y parvenir en devenant, comme les paléontologues le caractérisent de nos jours, « deux fois sapiens » (deux fois plus sage). « Mais je n’y crois pas », ajoute-t-il. « Il y a en l’homme une immanence d’autodestruction. »

 

 

 

  

* tiré de Ces maladies créées par l’homme, de Dominique Belpomme (Albin Michel)

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