Les compagnons d’Emmaüs gardent le cap

Publié le par constance

« On continue ». À côté de ces mots, sur la banderole accrochée au balcon de la maison qui fut jadis la sienne, la silhouette noire de l’abbé Pierre, parée de sa canne et de son incontournable béret, se détache sur fond blanc. La communauté Emmaüs de Neuilly-Plaisance pleure son fondateur, décédé lundi dernier à l’âge de 94 ans, mais n’oublie pas sa vocation à secourir les plus démunis.
 
Ici, la tristesse est pudique, cachée derrière une activité incessante. « C’est pas une colonie de vacances », souligne Eric, un grand costaud avec bouc et catogan. L’ambiance reste malgré tout conviviale. Lors de la pause casse-croûte de 9h30, entre un café et une cigarette, les compagnons préfèrent se souvenir des bons moments avec « le père », comme ils l’appellent avec un respect affectueux. Tarik, un maghrébin volubile d’une trentaine d’années, montre fièrement la photo, fixée sur le mur, d’une partie de la communauté avec l’abbé, prise lors d’une visite chez lui à Alfortville, en août 2006. Dans la salle enfumée, les hommes se saluent et s’interpellent, mais n’oublient pas le travail. « Je t’ai rapporté deux beaux canapés », lance Cyril à Tarik.
 
Depuis 7 heures du matin, les quatre camions de la communauté se rendent chez les particuliers qui l’ont demandé pour récupérer les objets encombrants. « On traite deux millions de personnes, dans Paris intra et extra muros », explique Eric.
 
La maison-mère de l’association Emmaüs, fondée en 1949 par l’abbé Pierre lui-même, est bien organisée. Et ceci grâce aux 35 compagnons qui la font vivre dans « l’esprit de l’abbé », selon Tarik.
Le ballet des camions rythme la journée. À leur retour, ils sont déchargés sur le « quai », une sorte d’entrepôt où s’entassent pêle-mêle des ordinateurs, des jouets pour enfants, des chaises et tout un bric-à-brac d’objets plus ou moins coûteux.
 
Après un tri rigoureux, ceux-ci sont transportés vers les différents magasins, dont le plus prestigieux est le magasin 1, le « haut de gamme ». À l’intérieur, une vraie caverne d’Ali Baba : vaisselle en porcelaine peinte, verres en cristal, commodes anciennes avec plateaux en marbre, et même un coin pianos, dont le clou est un Pleyel en bois âgé de plus de 100 ans, à acquérir pour la bagatelle de 7 800 €. « C’est un musicien qui nous l’a donné, » déclare Dominique, le « patron » du magasin 1, un cigare à la bouche. Perché sur ses béquilles, il sautille d’un bout à l’autre de la salle, surveillant les allées et venues de Yassine et Cyril, qui transportent une armoire en provenance directe du « quai ».
 
« Ça continuera, j’en suis sûr »
 
Tout doit être près pour la vente, qui a lieu tous les après-midi. Et celle-ci est un succès. À 14 heures, malgré la température polaire, une cinquantaine de personnes attendent tranquillement devant les barrières de fortune qui protègent l’accès aux salles de vente. Dès l’ouverture, les premiers se ruent vers les entrepôts pour dénicher les bonnes affaires, comme lors du premier jour des soldes. A peine arrivés, certains repartent déjà. « Je n’ai rien acheté, je vais faire l’ouverture du magasin Emmaüs de Neuilly-sur-Marne, qui est juste à côté, » déclare un brocanteur.
 
Pour beaucoup, la vente à Emmaüs est devenue une occasion de promenade, ce qui ne les empêche pas de repartir avec des sacs bien remplis. « En 1954, on venait déjà quand l’abbé disait la messe ici, » souligne un couple de retraités avec nostalgie.
 
Le côté sympathique et proche des gens, c’est aussi l’une des raisons du succès. Dans la salle des livres et disques, Jean-Pierre, l’un des plus anciens compagnons, accueille la plupart des clients avec une poignée de main et quelques paroles amicales, mais l’ambiance est feutrée. Les clients déambulent entre les rayons et discutent à voix basse.
 
Michel Tessier, un sexagénaire qui connaît Emmaüs depuis ses 14 ans, vient à la communauté à chaque fois qu’il passe chez son fils, habitant de Neuilly-Plaisance. « J’aime feuilleter les vieux livres. J’ai trouvé quelque chose de très intéressant sur la jeunesse de Michelet, mais je n’achète pas beaucoup. » Il repartira finalement avec trois livres.
 
Pour Jean-Pierre, il est impossible de quitter Emmaüs, sans doute à cause de cette atmosphère familiale. « Je suis arrivé à Neuilly-Plaisance le 11 septembre 1986. On se dit qu’on va rester ici, le temps de voir venir, et puis aujourd’hui on regarde toujours le temps passer ». Discret sur sa vie privée, l’homme à la longue barbe poivre et sel refuse d’évoquer son passé.
 
Aucun des compagnons n’a été épargné par la vie, à l’image d’Eric, qui a dû se résigner à venir à Emmaüs pour éviter la rue. D’abord accueilli dans un centre de Valence, il a souhaité ensuite se rapprocher de la première communauté. « On ne fait pas le choix d’arriver à Emmaüs, mais on fait le choix d’y rester, » affirme-t-il. Ce choix, beaucoup l’ont fait, car la communauté est une petite famille qui offre à ces hommes meurtris plus qu’ils ne peuvent l’exprimer. « Ici, il y a une vraie solidarité. Ça nous apporte une vision de la vie différente, on est redevenu humain, » confirme Tarik.
 
Les compagnons sont soutenus au quotidien par une vingtaine de bénévoles. Dans la salle « vaissellerie », Denise et Lulu, deux « anciennes », surveillent la marchandise, assises sur un petit radiateur qui peine à réchauffer la pièce glaciale. Devant elles s’entassent des piles de pots, tasses et plats de toutes formes. De grands éviers débordent d’un fouillis de casseroles et de poêles. Un peu partout, des passoires accrochées aux poutres surplombent les flâneurs. Chaque objet au prix dérisoire de 1 €.
 
« L’abbé est l’un des rares religieux à avoir fondé une association laïque, c’est ce qui m’a plu, » lance Denise. Présente depuis 1986, elle a peu à peu recruté ses amies retraitées comme bénévoles. « Au début, ça nous faisait sortir, on avait un but », raconte Lulu. Puis des liens se sont vite noués avec les compagnons. « Le jour où vous vous faites engueuler, c’est que vous êtes accepté, » conclue-t-elle avec humour. Désormais on ne peut plus les faire partir de la communauté, au grand désespoir de leur famille.
 
Pas d’inquiétudes donc, pour l’avenir de l’association. « Nul n’est immortel. Il y a longtemps que l’abbé n’était plus présent dans les instances dirigeantes, » affirme Jean-Pierre. Les compagnons continueront le travail malgré son absence.
 
Sur le portail de la communauté, un panneau rédigé à la main annonce : « Vendredi, communauté fermée pour cause de départ en vacances prolongées de l’abbé Pierre ». Aujourd’hui, à la messe d’enterrement du religieux préféré des Français, les premiers rangs de la cathédrale Notre-Dame de Paris étaient réservés aux compagnons d’Emmaüs. Un hommage auquel peu de membres de la communauté de Neuilly-Plaisance devaient participer, pour maintenir un minimum d’activité dans le centre.
 

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